Dame Armina Wortling contemplait les lueurs blafardes qui soulignaient l'horizon, prémices de l'aube. Dans le lointain se découpaient les crêtes embrumées et déchiquetées de l'Echiné de la Marquise, l'interminable chaîne montagneuse qui reliait les deux pôles de la planète Marquinat.
Duptinat, la capitale, immense agglomération de vingt millions d'âmes, était encore engourdie de sommeil. Les dômes des habitations, assemblées autour des innombrables places octogonales, formaient un océan moutonnant gris-bleu d'où n'émergeaient que les flèches baroques et polychromes des temples de la théogonie marquinatine ainsi que quelques écumes de lumière.
« Ma dame, si vous ne voulez pas prendre froid, vous feriez mieux de me rejoindre ! »
La voix grave d'Ariav Mohing fit sursauter dame Armina. Elle se retourna, aussi effrayée et penaude qu'une gamine prise en faute. Le commandant en chef de la phalange mahortique s'était redressé sur l'antique lit à baldaquin de bois sculpté. Un large sourire dévoilait ses longues dents blanches. Il avait remonté le drap de soie mauve sur son torse musclé, ombré d'un fin duvet noir. Ses cheveux, qu'il gardait longs et bouclés en dépit de la mode des cheveux ras en vogue à la cour, dessinaient une auréole sombre et dentelée autour de son visage aux traits fins, presque féminins. Ses yeux noisette brillaient dans la pénombre de la chambre seigneuriale.
« Je croyais que vous dormiez ! chuchota-t-elle comme si elle craignait que le bruit de sa voix n'alerte tout le palais.
— La tiédeur de votre corps est un tranquillisant dont je ne peux pas me passer. Et vous, vous n'avez pas le droit de m'en priver ! »
Il écarta les bras comme pour l'inviter à venir le rejoindre. Le drap glissa sur son ventre et ses cuisses.
« Il me semble, Ariav, que vous prenez vite pour habitude ce qui n'est et ne restera qu'une exception ! murmura dame Armina d'un air sombre.
— Oh non, je ne l'oublie pas ! C'est justement pour cette raison que je vous supplie de venir me réchauffer. Ces instants sont trop rares et trop précieux pour que j'en perde une miette ! Je sais que vous êtes inquiète pour votre fils, mais ce n'est pas en restant debout près de la fenêtre que vous le ferez revenir plus vite de Syracusa. »
Dame Armina resta immobile. Pourtant, en cette saison de prime automne, les aubes étaient fraîches et la veuve du seigneur Abasky Wortling frissonnait sous sa palatine pourpre et or fourrée de laine de mutule. Elle avait pressé l'interrupteur de réactivation des sphères atomiques de chauffage. Les minuscules reproductions d'astres radiants voltigeaient en bourdonnant sous le plafond surchargé de dorures, se déplaçaient sans cesse d'un point à l'autre de la pièce pour maintenir une chaleur constante. Un ballet incessant, agaçant durant les premières minutes, mais avec lequel on se familiarisait rapidement.
Le rayonnement des sphères ne parvenait pas à réchauffer Armina. Elle fut tentée de déclencher la chaufferie auxiliaire magnétique mais elle se ravisa : elle grelottait de l'intérieur, et ce froid-là, aucune source de chaleur externe ne parviendrait à l'éliminer. Elle resserra cependant, dans un réflexe machinal, les pans de sa palatine.
« Quand vous vous serez décidée, ma dame, vous serez la bienvenue ! grommela Ariav Mohing en se recouchant et en tirant le drap sur lui. Ce sera plus agréable pour vous réchauffer que ces horripilantes boules atomiques ! »
Dame Armina se colla de nouveau contre la vitre-air de la baie ogivale. La chambre était située sous le dôme de la tour Krisit Wortling, la plus élevée des neuf tours de la Ronde Maison des seigneurs de Marquinat, et de là, son regard pouvait embrasser toute l'étendue de la cité. Duptinat était une ville homogène, une mer calme aux lignes courbes et fuyantes sur laquelle le regard voguait, errait à l'infini entre les récifs élancés des temples. A l'horizon, les halos diffus des deux derniers satellites nocturnes, Rêve Bleu et Vent de Nuit, yeux globuleux et myopes, tentaient une dernière fois de percer l'étoupe de brume matinale avant de s'abîmer derrière les crêtes dentelées de la chaîne montagneuse.
Elle entendit la respiration régulière et bruyante d'Ariav Mohing qui s'était rendormi. Malgré l'angoisse qui la tenaillait, elle ne put s'empêcher d'esquisser une moue de défi : depuis la mort brutale de son auguste mari, Abasky Wortling, cent vingt-septième seigneur de la dynastie du Wort-Mahort, c'était la première fois qu'elle introduisait un homme dans son lit. Une folie : la coutume marquinatine condamnait les veuves des seigneurs à l'abstinence formelle. Une tradition tellement ancrée dans les mœurs qu'elle faisait force de loi. Dame Armina risquait l'infamie, le bannissement ou même le supplice de la roue interne (une roue cloutée qu'on plaçait dans le ventre de la fautive, exposée sur la place publique, et que chaque passant était convié à stimuler à l'aide d'un boîtier de commande), selon le verdict rendu par le tribunal d'exception réservé aux dignitaires dont les frasques nuisaient au renom de la famille régnante.
Elle avait mis à profit le relâchement de surveillance entraîné par l'absence conjuguée de son fils List, du régent, Stry Wortling, et du dayt général, Jasp Harnet, pour prendre cette petite revanche personnelle, entre provocation et inconscience. Elle voulait se prouver qu'elle était encore libre, qu'elle pouvait s'évader — provisoirement, elle ne le savait que trop — de l'austère prison dans laquelle son veuvage l'avait enfermée.
Sa liaison avec Ariav Mohing, jeune et séduisant commandant en chef de la phalange mahortique, durait maintenant depuis deux années standard. Le secret en avait été jalousement gardé : seule sa dame de compagnie avait été mise dans la confidence. Mais, poussée par le démon du risque, Armina avait décidé de faire entrer son amant dans le fief des Wortling, dans la chambre même où le seigneur Abasky l'avait aimée. Elle n'ignorait pas que la Ronde Maison était truffée de couloirs, de passages dérobés, de portes dissimulées, autant d'accès d'où pouvaient à tout instant surgir un garde, un agent de la sécurité, un serviteur ou une femme de chambre. Le personnel du palais ne lui témoignait qu'un amour modéré, voire même de l'hostilité, et le premier qui viendrait à la surprendre dans les bras d'Ariav Mohing ne se priverait pas de la dénoncer auprès d'un magistrat suprême de la Tradition. A chaque bruit de pas, à chaque claquement de porte, elle suspendait sa respiration et son sang se figeait. Mais, avec l'amour exclusif qu'elle portait à List, cette sensation grisante était la seule chose qui lui donnât encore le sentiment d'exister.
Ce matin, alors qu'elle avait vainement cherché le sommeil après l'assouvissement de ses sens, une anxiété grandissante l'avait jetée hors du lit. Elle s'était précipitée devant la baie comme si la perspective de Duptinat baignée d'encre nocturne aurait pu apporter quelque apaisement à ses noires pensées. A la frayeur de la maîtresse enivrée, délicieusement épouvantée par sa propre audace, s'était ajoutée l'angoisse de la mère, plus profonde, plus viscérale : aucun messacode par onde sonore ou par onde visuelle n'était parvenu de Syracusa depuis trois jours standard. Elle était sans nouvelles de List. Elle avait pourtant expressément chargé un dayt dévoué de la tenir informée, jour après jour, du déroulement de l'asma et du comportement de son fils.
La délégation marquinatine s'était déplacée en nombre. Le régent avait décidé, pour ne pas perdre de temps (et surtout pour des raisons de stratégie commerciale), d'utiliser les services de la C.I.L.T., la plus grande compagnie de transfert de cellules, plutôt que d'employer les habituels déremats privés.
Elle avait ri toute seule, à la lecture du premier messacode inscrit sur l'écran du tabernacle récepteur, d'une anecdote survenue à Jasp Harnet : le transfert du dayt général avait été programmé de manière erronée par un employé distrait et il s'était retrouvé, éberlué et seul, sur un monde sauvage et barbare. Il avait fallu que la C.I.L.T. déployât des trésors d'ingéniosité pour ramener le pauvre homme au sein de la délégation.
Le lendemain, elle avait tout su de l'émerveillement de List devant la splendeur de Vénicia et les fastes déployés par les Syracusains. La réaction de son fils, si peu conforme au contrôle des émotions, l'avait émue. Elle avait aussi été avisée de l'humeur particulièrement sombre du régent, un homme taciturne dont elle fuyait la compagnie comme la peste nucléaire. D'autant plus que Stry Wortling s'ingéniait à ruiner par tous les moyens les efforts qu'elle déployait pour donner une touche de raffinement à la cour marquinatine. Le fait que le régent fût d'humeur morose ne l'avait pas alarmée : c'est le contraire qui eût été anormal.
Mais depuis trois jours, l'écran alvéolaire du tabernacle récepteur, posé sur son socle autosuspendu à côté de la baie, demeurait obstinément gris, neutre. Muet. Elle avait fait vérifier à plusieurs reprises les paraboles captrices disposées sur le toit : les ingénieurs d'entretien lui avaient affirmé qu'elles étaient en parfait état de marche. Alors, sevrée de nouvelles, elle avait commencé à imaginer le pire, et l'angoisse, cet oiseau de proie omniprésent, silencieux et froid, ne l'avait plus quittée. Crispée, fébrile, elle répondait aux caresses d'Ariav Mohing d'une manière brutale, presque animale, comme si elle voulait évacuer son trop-plein d'inquiétude dans ces brèves et violentes étreintes. Mais les serres de glace restaient fermement plantées dans ses entrailles, dans sa poitrine et dans sa gorge.
Ses yeux revinrent fixer jusqu'au vertige l'écran gris du tabernacle. Elle le supplia intérieurement de s'animer, de s'éclairer, d'imprimer sur ses alvéoles les petits signes codés qui la reconnecteraient à List. Elle regretta amèrement de l'avoir laissé partir. Stupide orgueil des mères !
Elle avait débordé d'enthousiasme à la perspective d'envoyer son fils faire un petit séjour sur Syracusa, dans le temple même de la grâce et du goût. Il pourrait parfaire son éducation, polir le travail effectué par son maître d'éducation, le grand Jahal de Rawalpundi, dont elle avait obtenu le précieux concours malgré l'hostilité déclarée du régent. Stry Wortling n'avait par contre opposé aucune résistance à sa requête d'intégrer List à la délégation marquinatine malgré son jeune âge. Le vieil homme en avait paru presque satisfait, si tant est qu'on pût déceler de la satisfaction sur son visage, et ce comportement demeurait pour elle une énigme. Quelle idée saugrenue avait donc germé dans la tête de son beau-frère ? Avait-il voulu la punir en suspendant l'envoi des messacodes ?
« Ma dame, il ne sert à rien de se ronger les sangs devant ce tabernacle ! »
Ariav Mohing s'était de nouveau réveillé. Ses cheveux, son front et ses yeux mi-clos dépassaient du drap de soie.
« Ce n'est tout de même pas la première fois que se posent des problèmes de transmission dans l'histoire des mondes du Centre ! reprit-il d'un ton las. Pluies de météores, orages stellaires, perturbations magnétiques, les causes ne manquent pas ! Venez près de moi... »
Vaincue par sa fatigue, Armina se rendit aux arguments du commandant de la phalange.
« Vous avez sans doute raison. Je suis une idiote ! Après tout, une asma entraîne une telle concentration de gens d'armes, d'agents de sécurité, de gardes du corps, d'interliciers, de smellas, que je me demande bien ce qui pourrait arriver de fâcheux ! »
Elle cherchait à se rassurer mais pas un instant elle n'avait cru à ce qu'elle avait dit.
« Venez vite, par pitié ! supplia Ariav Mohing. L'aube point et je vais devoir partir.
— Non ! »
C'était davantage un cri de désespoir qu'un ordre. Ariav Mohing se redressa, les yeux agrandis de stupeur.
« Ce matin, j'ai envie de vous avoir à moi sans restriction, ajouta-t-elle doucement. Je sais que vous n'êtes pas de service.
— C'est risqué ! objecta-t-il. Imaginez qu'une femme de chambre nous surprenne...
— Elles n'entrent que lorsque j'ai quitté la chambre. Ma dame de compagnie vous montrera plus tard une issue dérobée. »
Flatté que dame Armina fît preuve d'une telle témérité par amour pour lui — stupide orgueil des hommes —, le commandant Mohing déposa les armes sans résister. Elle s'approcha lentement du lit et dénoua la ceinture de sa palatine, qui glissa sur ses épaules et se répandit dans un subtil froissement sur le sol marbré. Ariav contempla ce corps, cette longue chevelure noire, ces formes pleines, mûres, ces hanches larges et rondes, cette taille un peu épaissie, ces seins généreux, ce ventre accueillant, cette peau fine et blanche. Un corps qu'il avait exploré dans les moindres reliefs, les moindres détails, mais dont il n'était pas encore rassasié.
Armina se glissa dans les draps, posa délicatement les mains sur la nuque de son amant et le serra à l'étouffer sur sa poitrine, comme elle aurait consolé un enfant. C'était elle qui avait besoin de consolation. Des larmes salées, amères, jaillirent des lacs de ses yeux verts et coulèrent sur ses joues creusées de fatigue. Ariav ressentit la tristesse poignante de cette étreinte aussi bien que s'il l'avait éprouvée lui-même. Alors il comprit que l'inquiétude d'Armina était bien autre chose que le fruit d'une imagination morbide et il se mit à avoir froid.
Dehors, les trilles des silutes, les oiseaux siffleurs, saluaient le jour naissant. Ils s'endormirent enlacés.
Un timide rayon de Roi d'Argent, l'astre diurne, réveilla Armina deux heures plus tard. Un silence inhabituel, dense, oppressant, régnait sur la Ronde Maison des Wortling. Pas un cri, pas un éclat de voix, pas un rire ne montait de la cour médiane des livraisons où se croisaient à cette heure-ci fournisseurs, livreurs et intendants du palais. Les silutes eux-mêmes, qui transformaient les tours et les dômes en volières bruissantes, ne chantaient plus. Elle n'entendit pas davantage les femmes de chambre pouffer de rire aux plaisanteries grivoises des gardes de la phalange postés à intervalles réguliers le long des couloirs.
Seuls résonnaient dans le lointain les avertisseurs sonores des ovalibus, les navettes volantes automatiques du réseau de transport de Duptinat. La Ronde Maison semblait frappée de paralysie.
Oppressée, le ventre noué, Armina secoua vigoureusement l'épaule de son amant, qui grogna avant d'ouvrir un œil.
« Ariav ! Ariav ! Réveillez-vous ! »
Elle avait l'impression que des ombres tapies dans le silence captaient chacune de ses paroles, s'emparaient de chacune de ses pensées, que des serpents visqueux et froids s'insinuaient dans sa bouche, dans ses oreilles, dans son cerveau.
« Ecoutez...
— Eh bien quoi ? maugréa Mohing, mal réveillé. Je n'entends rien.
— Justement ! Roi d'Argent est déjà haut dans le ciel et il n'y a pas un bruit... Pas même le chant des silutes... On dirait que... que c'est la fin du monde... J'ai peur, Ariav... »
Il se releva, se cala contre l'oreiller, passa son bras autour de la taille d'Armina, glacée, et prêta l'oreille.
Soudain, les verrous codés de la porte sautèrent de leurs coulisses d'acier et roulèrent sur le carrelage de marbre. Le cœur de dame Armina s'arrêta de battre. Le vantail de bois massif s'ouvrit dans un fracas de tonnerre. Six hommes vêtus d'uniformes gris aux plastrons frappés de trois triangles entrecroisés et argentés, aux visages dissimulés par des masques blancs et rigides qui leur conféraient l'allure de tragédiens de la période prénaflinienne, s'engouffrèrent dans la pièce, se répartirent de chaque côté du lit et pointèrent leurs bras sur les amants pétrifiés. Sous les manches de leurs combinaisons relevées étincelaient les rails métalliques, enchâssés dans la peau, de lance-disques.
Le commandant Mohing plongea la main entre le matelas et le bois du lit, où il avait glissé son pistolase d'ordonnance. Des disques au bord aiguisé coulissèrent sur leurs rails.
« Ne bouge pas ! hurla une voix nasillarde, filtrée par le masque. Un autre geste et tu es mort ! Et toi, la femme, je te conseille également de rester sage ! »
Incapable de mettre de l'ordre dans ses pensées, Armina n'eut d'autre ressource que de se voiler la poitrine avec un pan de drap et de bredouiller :
« Vous... vous n'avez rien à faire ici... Sortez immédiatement... ou vous aurez affaire à la phalange mahortique... »
Une salve de ricanements cyniques ponctua ses paroles. Plusieurs hypothèses s'entrechoquèrent dans l'esprit de la veuve du seigneur Abasky. Ces hommes étaient-ils soudoyés par son beau-frère le régent pour mettre fin à sa scandaleuse liaison avec le commandant Mohing ? Improbable : ces méthodes ne ressemblaient guère à Stry Wortling. Avaient-ils un lien quelconque avec la suspension de l'émission des messacodes ? Etaient-ils la cause de la morne désolation qui planait sur la Ronde Maison ? De longs frissons d'effroi coururent sur son dos et elle eut envie de vomir.
Les hommes masqués, qu'Ariav Mohing avait instantanément identifiés comme des mercenaires de Pritiv, des tueurs professionnels, demeuraient totalement immobiles comme s'ils attendaient des ordres. Tous sens aux aguets, concentré, le commandant se tint à l'affût du moindre moment d'inattention qui lui aurait permis d'agir, mais la. vigilance des mercenaires ne se relâcha pas.
Un autre homme fit alors son entrée. La gorge d'Armina se serra et elle dut contracter ses sphincters pour ne pas répandre le contenu de sa vessie sur les draps. Cet homme n'était autre que Pultry Wortling, troisième fils de la famille régnante, un dégénéré que son époux défunt avait exilé sur Comptât, l'un des satellites provinciaux de Marquinat. De petite taille, sanglé dans un uniforme d'apparat composé d'une veste droite et d'un soulahouel bouffant bleu marine, il s'avança jusqu'au pied du lit et promena un regard pernicieux sur sa belle-sœur. Son visage en lame de couteau était surmonté d'un gazon ras de cheveux gris.
« J'aurais dû me douter que vous étiez l'instigateur de cette mascarade, Pultry Wortling ! cracha Armina.
— Rengainez donc vos grands airs, ma chère belle-sœur ! rétorqua le petit homme d'une voix fluette et acide. Je vois que les ragots colportés par les courtisans de passage sur Comptât n'étaient pas dénués de tout fondement. Seul mon idiot de frère n'était pas au courant !
— Ce n'est pas le régent qui vous a chargé de cette sordide besogne ? Le seul genre de tâche, d'ailleurs, dont vous soyez capable de vous acquitter avec talent ! »
Pultry Wortling libéra un petit rire sardonique.
« Lui ? Le vertueux Stry Wortling, s'acoquiner avec des assassins de Pritiv ? Le connaissez-vous donc si mal ? Ma chère Armina, vous n'êtes qu'une putain, une femelle en rut qui passe son temps à emmerder le monde avec ses idéaux d'éducation syracusaine et qui se conduit comme la dernière des salopes ! Dans le lit même où le seigneur Abasky, le grand Abasky, l'a couverte !
-Veuillez immédiatement retirer vos paroles, Pultry Wortling ! rugit Ariav Mohing. Ordonnez à ces démons de sortir et je vous ferai rentrer vos grossièretés dans la gorge !
— Oh non, commandant Mohing ! Mille fois non ! Voyez-vous, je ne porte aucun intérêt à vos conneries chevaleresques, ces vestiges de l'ancienne civilisation naflinienne. Gardez donc vos rodomontades pour vous ! Et, que vous me croyiez ou non, je me fiche comme de ma première dent que vous soyez l'étalon qui chevauche ma jument de belle-sœur ! Dieu merci, je caresse, moi, un projet autrement important.
— Que voulez-vous alors ? siffla Armina, mortifiée, ulcérée par les déclarations du petit homme. De l'argent ? »
Une moue de mépris effleura les lèvres acérées de Pultry Wortling.
Ses doigts secs enserrèrent une colonnade sculptée du baldaquin. Ses yeux insaisissables suivirent un instant le ballet ronronnant des sphères atomiques sous les moulures dorées du plafond. Il daigna enfin répondre, d'une voix posée tout d'abord, presque éteinte, qui alla ensuite en s'animant, en s'amplifiant au fur et à mesure de son discours, comme si elle y puisait sa propre énergie, sa propre flamme :
« Vous ne comprenez rien, ma chère belle-sœur. Vous n'êtes plus en mesure de me proposer quoi que ce soit. Cette nuit, pendant que vous vous abandonniez à votre plaisir, l'univers a complètement basculé. Vous n'avez rien vu, rien entendu, sans doute à cause de votre halètement sous le poids de cet homme qui, comme vous, ne possède qu'un sexe à la place du cerveau. Seuls ceux qui avaient préparé ce bouleversement — appelez ça intuition ou raisonnement — peuvent à présent jouer un rôle dans la nouvelle organisation. Vous n'êtes plus rien, dame Armina, vous êtes rayée de l'histoire comme l'ont été avant vous mes frères Abasky et Stry. A propos, savez-vous que ce dernier, vertueux d'entre les vertueux, a été retrouvé nu et errant dans une rue du quartier des plaisirs extrêmes de Vénicia, en proie à une fièvre délirante due à un dérèglement sexuel ? Qui l'eût cru, n'est-ce pas ? C'est donc à votre cher fils, List, qu'a échu la lourde responsabilité de représenter Marquinat lors de l'asma, avec pour seul bagage les conseils soi-disant éclairés de Jasp Harnet. Un moment que vous attendiez mais dont je crains que...
— Qu'est-il arrivé à List ? s'écria Armina, livide. Répondez-moi, je vous en conjure !
— Ah, combien touchante est l'angoisse des mères ! Vraiment, votre sollicitude envers mon neveu, un garçon charmant au demeurant, m'émeut profondément, ma chère belle-sœur ! »
Il marqua un long temps de pause, comme pour mieux savourer sa revanche. Lui, le laissé-pour-compte, le banni, lui, l'exclu du jeu de l'amour et du pouvoir, avait participé dans l'ombre à l'avènement de l'ordre nouveau. Sa propre famille l'avait méprisé, vilipendé, avait comploté avec les médecins de la C.C.P.S. pour le déclarer fou et irresponsable, l'avait dépouillé de sa part d'héritage et expédié sur Comptât, un satellite agricole où il ne se passait jamais rien. Le clan Wortling avait cru bon de s'amputer d'un membre qu'il jugeait malade, atteint de gangrène, mais le membre coupé se retrouvait à présent dans le bon camp, aux premières loges : l'heure était venue de leur faire payer au centuple les avanies qu'ils lui avaient fait subir. Le spectacle de son intrigante de belle-sœur, humiliée, suspendue à ses paroles, nue et mal camouflée sous son bout de drap mauve, lui procurait déjà un plaisir intense, proche de l'extase.
« Je crains que l'amour sous toutes ses formes ne soit une entrave à l'évolution, reprit-il avec un mauvais sourire. L'amour devient embarrassant dès lors que l'on souhaite se consacrer aux affaires publiques. Quant à vous, commandant Mohing, vous n'êtes plus qu'un spectre d'officier : nos amis de Pritiv achèvent de réduire en cendres, au sens propre du terme, la phalange mahortique. Si vous aviez été un officier consciencieux et non un queutard invétéré, vous auriez déjà partagé le sort de vos hommes i
— Est-ce que... List... est ? ? »
Armina n'eut pas la force de finir sa phrase. Elle éclata en sanglots et enfouit son visage dans ses mains tremblantes et dans les mèches de sa chevelure noire.
« N'est pas syracusain qui veut, n'est-ce pas ? ironisa Pultry Wortling. Qu'en est-il donc de votre fameux contrôle des émotions ? »
A cet instant, un petit groupe s'introduisit à son tour dans la chambre. Venaient en premier un individu mystérieux, entièrement enfoui dans une large robe et un ample capuchon noir, et un cardinal kreuzien, vêtu d'un surplis violet, satiné, et d'un colancor pourpre. La mollesse de ses traits était accentuée par la barrette carrée vissée sur son cache-tête. Ses petits yeux gris luisaient de malveillance. Suivait à quelques pas un géant grisonnant et massif à la mâchoire carrée, sanglé dans un uniforme beige sur les manches duquel brillaient les hologrammes symboliques de l'interlice confédérale. Un ovate de Pritiv, reconnaissable à son masque et à sa combinaison d'un noir mat, fermait la marche.
Le rictus sardonique de Pultry Wortling se transforma en un large sourire servile. Il s'inclina en direction de l'acaba noire :
« Tout ne s'est-il pas déroulé comme je l'avais prédit, monsieur l'assistant ?
— Vous avez fait un bon travail, sieur Wortling », répondit une voix vibrante, impersonnelle, provenant du profond capuchon.
Comme chaque fois, la peau de Pultry Wortling se hérissa sous l'effet de ce timbre éraillé qui semblait se frayer un passage à travers un tube métallique et étranglé.
« La phalange du Wort-Mahort a-t-elle été définitivement neutralisée ? poursuivit le Scaythe assistant.
— Leurs boucliers magnétiques n'étaient pas prévus pour résister aux rayons désintégrants, dit l'ovate de Pritiv. Nous sommes totalement maîtres de la Ronde Maison. Il ne nous reste plus qu'à cueillir un à un les phalangistes qui n'étaient pas de service.
— Vous cueillez déjà leur commandant au saut du lit ! s'exclama Pultry Wortling en désignant Ariav Mohing.
— Mes hommes occupent les principaux centres de contrôle de Duptinat, intervint le géant grisonnant. Ils se tiennent prêts à réprimer toute manifestation de la population locale.
— Bien. Veuillez observer un instant de silence, dit le Scaythe. Le temps pour moi de contacter nos relais capteurs pour informer le haut commandement du succès de l'opération. »
Pendant cette conversation, Ariav Mohing avait calculé le temps qu'il lui fallait pour courir jusqu'à la baie, appuyer sur l'interrupteur d'escamotage de la vitre-air et sauter sur le chemin de ronde de la tour, dix mètres en contrebas. Par chance, il était placé du bon côté, du côté de la baie. L'opération nécessitait à peu près trois secondes. La vitre-air était trop compacte pour qu'il pût se lancer au travers, ce qui lui aurait fait gagner une seconde. Il observa les mercenaires disposés de chaque côté du lit : l'intrusion des nouveaux arrivants avait entraîné un relâchement sensible de leur vigilance. La chance était mince mais il se devait de la tenter, sans pour autant mettre la vie de dame Armina en danger. Lentement, centimètre après centimètre, il gagna le bord du lit. Le drap entravait ses jambes empoissées de sueur, mais il parvint à déplacer les pieds jusqu'au montant latéral de bois. Puis, alors que les intrus étaient figés dans un silence respectueux, à la demande du Scaythe, il jaillit hors du lit, se ramassa sur lui-même et atteignit la baie en trois bonds de fauve. Sa main droite pressa sauvagement l'interrupteur mural. La hotte de dépression aspira l'air dans un chuintement mou.
Ariav Mohing enjamba agilement le seuil surélevé de la baie. Deux lance-disques vomirent en même temps leur projectile. L'un se ficha sous la nuque du commandant de la phalange, l'autre s'enfonça dans son flanc. Une fontaine de sang éclaboussa les moulures du plafond, le mur, le carrelage marbré et les montants boisés de la baie. Le froissement feutré de l'acier tranchant la chair et les os troubla le silence devenu glacial. La tête d'Ariav Mohing se détacha de son tronc et bascula dans le vide. Ses intestins et ses viscères commencèrent à s'échapper de l'entaille béante de son flanc. Son corps décapité, assis à califourchon sur la haute barre de seuil, oscilla un moment avant de retomber lourdement sur le carrelage de la chambre.
« Quel imbécile ! Il va falloir nettoyer cette saloperie ! » grommela Pultry Wortling.
Ces mots constituèrent la seule oraison funèbre d'Ariav Mohing, commandant en chef de la prestigieuse phalange mahortique, gisant dans une bouillie de chair et de sang. Horrifiée, Armina poussa un hurlement et se laissa tomber sur le dos en travers du lit. Une série de tremblements convulsifs secouèrent son ventre et sa poitrine que le drap ne recouvrait plus que de manière partielle. Un mercenaire se rendit près du cadavre et extirpa une poire désintégrante d'une poche de sa combinaison. La gueule du canon vomit un rayon vert, étincelant, qui se mit à lécher le cadavre. Une forte odeur de viande grillée se mêla à l'odeur fade du sang.
« Ne pleurez pas sur les âmes en perdition ! déclama le cardinal kreuzien. Les pleurer, c'est les regretter, les regretter, c'est les rejoindre dans les flammes de la géhenne. Tels sont les commandements du Kreuz. Mais si j'en juge par votre tenue... votre absence de tenue, devrais-je dire, je doute fort que ces préceptes vous soient de grand secours, ma dame ! »
La suavité doucereuse de sa voix recelait une dureté tranchante, une résolution implacable, fanatique. Une lame effilée trempée dans le miel.
« Je commence seulement à entrevoir les difficultés auxquelles seront confrontés nos missionnaires sur ces mondes païens S Si les dames des familles régnantes en sont réduites à se comporter comme de vulgaires filles de joie, qu'en sera-t-il des gens du peuple ? Il est plus que temps de porter le Verbe jusque dans les confins les plus reculés de l'univers connu... »
L'acaba noire s'agita imperceptiblement, comme mordillée par un souffle de brise :
« Vous êtes bien bavard, Votre Eminence ! Faites preuve d'un peu de patience : tout est en place pour la seconde phase. Les cohortes des missionnaires de l'Eglise du Kreuz vont être transférées dans les heures qui suivent, accompagnées des Scaythes de la sainte Inquisition et des Scaythes administrateurs.
— Quel sera mon rôle dans cette deuxième phase, monsieur ? demanda Pultry Wortling. N'oubliez pas que vous m'avez promis le poste de gouverneur général de Marquinat et satellites ! »
D'un geste lent, solennel, le Scaythe repoussa le capuchon de son acaba, dévoilant un faciès grotesque, verdâtre, un crâne rugueux, allongé. Sa bouche était une sorte de faille aux bords acérés et noirs, et son nez un relief informe percé en son extrémité de deux orifices inégaux et froncés. Une caricature de visage humain. Ses yeux globuleux et jaunes se posèrent sur Pultry Wortling, qu'une vague de froid submergea. Le Marquinatin éprouva un désagréable sentiment d'oppression, comme s'il se retrouvait tout à coup englué dans les mailles resserrées d'un invisible filet. Il lui sembla qu'un tentacule visqueux et froid furetait à l'intérieur de sa tête. Saisi d'un terrible pressentiment, il tenta de reprendre son souffle et ouvrit la bouche pour parler, pour expliquer qu'il devait y avoir un malentendu, qu'il avait servi fidèlement la cause de ses nouveaux maîtres. Il n'en eut pas le temps : un voile noir tomba sur ses yeux, une douleur fulgurante lui déchira le cerveau, ses jambes se dérobèrent sous lui. Il percuta de plein fouet une colonne du baldaquin. Son nez et ses lèvres éclatèrent sous le choc. Puis il se renversa en arrière et s'écroula sur le sol où, après un dernier spasme, il se pétrifia, jambes et bras en croix.
« Il a trahi une fois, il aurait trahi d'autres fois, commenta le Scaythe dont la voix ne se teintait d'aucune nuance de regret ou de satisfaction.
— Vous... vous avez probablement raison », approuva le cardinal, cachant de son mieux la terreur que cette exécution mentale sommaire avait déclenchée en lui.
Il avait entendu parler de cette nouvelle faculté des Scaythes mais c'était la première fois qu'il assistait personnellement à une démonstration concrète.
« II... n'est pas bon d'édifier un monde nouveau sur la veulerie et la fourberie, bêla le cardinal, essayant vainement de reprendre le contrôle de ses émotions. Kreuz nous est témoin que nous avions besoin de ce... cet individu pour éviter de trop grandes effusions de sang. Il a tenu son rôle dans le plan divin, mais sans doute se serait-il retourné contre le Verbe Vrai, un jour ou l'autre... Euh... ne pouvait-il pas encore nous être utile dans la compréhension des mécanismes de sa planète ?
— Il y a bien longtemps, Eminence, que le connétable et ses Scaythes ethnologues se sont penchés sur les mécanismes de tous les mondes composant l'univers connu. Chaque planète et ses satellites recevront une forme de gouvernement parfaitement adaptée. Ce Marquinatin nous a servi, comme vous l'avez dit, à éviter d'inutiles effusions de sang. Nous n'avons fait qu'exploiter sa haine, sa soif de revanche. A la longue, il aurait été plus gênant qu'utile. »
Sur un signe de l'ovate, deux mercenaires entreprirent de réduire le cadavre de Pultry Wortling à l'état de poussière noire.
Mal à l'aise, le cardinal s'approcha de la baie souillée de sang. Il fit un large détour pour éviter la corolle pourpre qui s'élargissait sur le carrelage. D'Ariav Mohing ne subsistaient que le bassin, un bras et une jambe, noircis par le rayon vert qui émettait un grésillement continu.
Le regard du prélat se promena sur les dômes arrondis de Duptinat avant de s'égarer sur la brume qui habillait les pics enneigés de l'Echiné de la Marquise, étincelants sous les feux de Roi d'Argent. Puis il revint se heurter aux flèches baroques et colorées des temples qui crevaient la monotonie de cet océan gris-bleu.
Anxieux, le cardinal tenta de repousser ses pensées empoisonnées dans les replis de son subconscient. Il n'avait pas pu obtenir, malgré ses demandes pressantes, l'incorporation de ses protecteurs de pensées dans la première équipe d'occupation. Tous les déremats sont réquisitionnés pour des tâches plus urgentes, plus tard, Eminence, lui avait-on répondu. Cette situation le mettait en état d'infériorité par rapport au Scaythe assistant. Bien sûr, le code d'honneur de la Protection interdisait aux Scaythes de lire dans les esprits des dignitaires syracusains, mais il se serait senti plus en sécurité avec ses paravents mentaux familiers.
Les sanglots et les gémissements d'Armina, prostrée sur le lit, l'empêchaient de se concentrer, de reconstituer les éléments de son contrôle mental.
« Ne peut-on pas empêcher cette traînée de se répandre de la sorte ? » maugréa-t-il.
L'ovate s'approcha du lit, empoigna Armina par les cheveux, la redressa brutalement et lui cingla les seins et la gorge à plusieurs reprises. Souffle coupé, haletante, elle retomba comme une feuille morte sur le matelas.
Le cardinal se fendit d'un grognement de remerciement. Il avait l'atroce impression — et cela devenait très souvent de la panique — que son cerveau était désormais ouvert à tous vents, que son esprit était devenu une scène publique où se jouait la pièce navrante de ses pensées les plus intimes. Le barbare assassinat mental auquel il venait d'assister le confortait dans ses craintes. Le pire, c'était cette sournoise interrogation, ce serpent blasphématoire qui venait de plus en plus souvent échouer sur le rivage marécageux de sa conscience. Le muffi Barrofill le Vingt-quatrième n'était-il pas en train d'éprouver la fiabilité, la loyauté de ses cardinaux avant l'expansion prodigieuse que l'Eglise du Kreuz était appelée à connaître ? N'avait-il pas lui-même ordonné aux protecteurs de pensées de rester sur Syracusa ?
Le cardinal frémit : il soupçonnait le Pasteur Infaillible de tromperie, et cette pensée sacrilège pouvait le mener tout droit sur une croix-de-feu. S'il ne craignait pas grand-chose des assassins de Pritiv et de l'interlice — soldatesque bornée et facile à manipuler — il redoutait les Scaythes d'Hyponéros, ces insondables abîmes dont les potentialités psychiques avaient faussé les règles du jeu et dont personne n'était en mesure de deviner le dessein exact. Il reprit peu à peu empire sur lui-même, appliqua point par point les principes de base du contrôle des émotions et s'efforça de créer un écran de pensées superficielles, badines, qui, il l'espérait, suffirait à donner le change et étouffer les velléités d'hérésie grenouillant à la surface de son mental.
« Ce sont les flèches de ces temples qui vous tracassent de la sorte, Eminence ? »
La voix métallique du Scaythe assistant, qui s'était subrepticement approché dans son dos, le fit tressaillir.
« Euh... un peu, oui, bredouilla le cardinal. Ces flèches sont les symboles de l'hérésie sous toutes ses formes... Je songeais à la tâche immense qui attend nos missionnaires... Les Marquinatins sont des polythéistes de la pire espèce et nous rencontrerons certainement de grandes difficultés à leur inculquer l'idée d'un dieu unique, base du kreuzianisme...
— Ne vous tracassez donc pas pour cela, Eminence. Si ces hérétiques se montrent réticents devant le Verbe, la vision des premières croix-de-feu leur donnera rapidement à réfléchir. De plus, vous serez en mesure de vérifier à tout moment la sincérité de leur foi car ils seront contraints de prêter serment devant les inquisiteurs mentaux, auxquels rien n'échappera. »
Le timbre impersonnel se teinta d'une légère touche d'ironie :
« Peut-être êtes-vous amené à penser, Eminence, que les Scaythes prennent une importance démesurée dans l'organisation que nous nous efforçons de mettre en place ? Mais vous comprendrez vite que leur présence vous évitera bon nombre de complications : rébellions, schismes, déviations, apostasies... »
Pincé, le cardinal se drapa dans une dignité et une hypocrisie cauteleuses :
« Je n'en doute pas une seconde, monsieur !
— Vous avez été chargé par Sa Sainteté le muffi de jeter les bases du développement de l'Eglise sur cette planète et ses satellites. C'est une belle preuve de confiance. Et je suis persuadé, Eminence, que la réussite de cette glorieuse mission passe par une entente franche et cordiale entre les Scaythes et vous-même. N'ayons rien à nous cacher les uns aux autres, de grâce ! Et si vous avez des questions ou des doutes concernant la suite des opérations, j'y répondrai dans la mesure de mes modestes possibilités.
— Parfait, parfait, je partage totalement votre point de vue, minauda le cardinal qui tentait de retrouver de sa superbe. Je... Quelque chose me tracasse en effet. N'avons-nous pas mésestimé l'Ordre absourate ? Ne fallait-il pas l'affronter, et surtout le vaincre, avant de mettre en place nos structures ?
— Ne vous souciez pas de l'Ordre ! affirma l'assistant avec une assurance qui parut déplacée à son interlocuteur. Le sort de la chevalerie absourate sera réglé en temps et lieu voulus. Pour le moment, attelez-vous à votre tâche, qui est d'essence religieuse. »
L'outrecuidance du Scaythe fustigea l'orgueil du cardinal : le paritole avait l'audace de lui donner des ordres, à lui, un descendant d'une vieille et illustre famille syracusaine,
« Faire contre mauvaise fortune bon cœur, dit un antique proverbe, je crois... déclara le Scaythe. Nous ne gagnerions rien à nous opposer, Eminence. Un peu de patience : vous recevrez bientôt le renfort de vos protecteurs de pensées. Présentons donc un visage uni à vos jeunes missionnaires et aux Scaythes de la sainte Inquisition. Il nous faut procéder maintenant aux réquisitions pour loger décemment tout ce monde.
— J'aimerais également que les interliciers rassemblent, de gré ou de force, tous les prêtres des cultes marquinatins », fit le cardinal. Il comprenait qu'il n'aurait aucun intérêt à provoquer son clairvoyant interlocuteur et se résolvait à suivre son sage conseil, à savoir attendre patiemment l'arrivée de ses protecteurs. « Je souhaite leur exposer sans tarder la nouvelle situation, leur donner une chance d'épouser la Vraie Foi et les presser d'exhorter leurs fidèles à se convertir. Peut-être pourrons-nous éviter un gaspillage inutile de vies. La vie n'est-elle pas le don le plus précieux du Kreuz ?
— Il en sera fait selon votre désir, Eminence. Et elle, que décidez-vous à son sujet ? »
La large manche noire se tendit en direction du lit où Armina, la peau marbrée par les gifles de l'ovate, laissait couler des larmes silencieuses.
« Elle ? »
Tout en réfléchissant, le cardinal embrassa une nouvelle fois du regard l'immense cité qui, ignorante des événements de la nuit, s'éveillait paisiblement au jour et s'étirait paresseusement sous les bancs de brume dispersés par les lances flamboyantes de Roi d'Argent. Les ovalibus survolaient les boulevards et les places octogonales, émettant de temps à autre leurs sifflements aigus. Les sphères atomiques rayonnantes se déplaçaient maintenant au ralenti : la chaleur naissante du jour se diffusait peu à peu dans la chambre.
Le cardinal se retourna et darda ses petits yeux gris sur Armina. Le mépris et la haine suintaient par tous les pores de sa peau. Cette femme lui procurait une excellente occasion de rétablir son autorité bafouée et de se venger de l'impertinence du Scaythe.
« Lève-toi ! » aboya-t-il d'un ton rogue.
Comme elle ne bougeait pas, l'ovate la saisit par le bras, l'obligea à se relever et la traîna au milieu de la pièce. Nue, exhibée, elle se tint fière et droite devant ses tortionnaires, redressa son beau visage baigné de larmes et défia le cardinal du regard.
« Baisse la tête, putain ! glapit le Syracusain. Ton impudeur est une offense à Laissa, la divine mère du Kreuz ! Tu vas d'abord être livrée à ces hommes, pour qu'ils te punissent par là où tu as péché ! »
Les paroles de l'homme d'Eglise glissaient sur elle comme des souffles de vent. Au fond d'elle-même, elle était résignée, déjà morte. Sa prémonition de la nuit s'était transformée en certitude : elle ne reverrait plus son fils, l'unique objet de son amour. Ils avaient tué List... List... Elle n'avait plus la force de hurler, de se révolter.
Les imprécations de ce kreuzien bouffi d'arrogance lui montraient à quel point elle s'était trompée. Elle avait élevé List dans le culte de la civilisation syracusaine. List... Ô dieux, pas lui, pas List... Ses illusions se fracassaient sur ce surplis mauve, ce colancor pourpre et cette ridicule barrette carrée. Aveuglée par son orgueil, son fol orgueil de mère, elle avait refusé d'écouter Stry Wortling et tous ceux qui avaient essayé de la mettre en garde contre les mirages de Syracusa.
« Quand ces hommes en auront fini avec toi, tu seras exposée telle que tu aimes déambuler, sans vêtements, dans une cage installée sur la principale place publique de Duptinat. Et dans quelques jours, tu inaugureras la première croix-de-feu à combustion lente. Tu auras alors tout le temps d'éprouver le remords et tu serviras d'exemple à ton peuple. Ne croyez-vous pas, monsieur, que le châtiment public d'une personne de son rang constituera une excellente introduction aux dogmes de notre sainte Eglise ?
— Tout à fait, Eminence, approuva le Scaythe.
— Dans un premier temps, en attendant qu'arrivent nos missionnaires, nous l'exposerons dans la cour d'honneur de la Ronde Maison, devant tous ses serviteurs. »
Le cardinal contempla distraitement le corps frissonnant de dame Armina. Dans la cendre froide de son regard ne luisait aucune braise de concupiscence. Les épaisses formes femelles ne déclenchaient aucun désir en lui. Seuls les corps tendres des jeunes enfants — ô Kreuz, prends ton fidèle serviteur en pitié — parvenaient à lui faire oublier parfois la rigidité de ses principes. De cela il se consolait en évoquant l'écrasante charge des hommes d'Eglise, leur pesante solitude et la naturelle imperfection de l'âme. Sentant la présence du Scaythe assistant dans son dos, il refoula péniblement ces images furtives, douloureuses, dans la boue de son subconscient.
« Messieurs de Pritiv, je vous donne une heure standard pour souiller cette catin par tous les moyens que vous jugerez bons ! Epargnez seulement sa vie », déclara le cardinal.
Puis, suivi du Scaythe assistant, il sortit.
Deux heures plus tard, les mercenaires de Pritiv et les interliciers parquèrent les mille serviteurs de la Ronde Maison dans la grande cour d'honneur. Dans une cage aux parois transparentes dressée sur une estrade se tenait une femme nue. On avait lié ses bras et ses jambes aux montants métalliques. Sa peau blanche était zébrée d'ecchymoses violacées, son ventre et ses cuisses étaient souillés d'urine, d'excréments et de sang.
Les serviteurs furent surpris, choqués, horrifiés, lorsqu'ils constatèrent que cette femme était dame Armina Wortling, veuve du seigneur Abasky. Ils ne l'aimaient pas beaucoup, mais la souffrance qu'on lui faisait endurer les révolta tous. Ceux qui eurent la mauvaise idée de manifester leur colère furent immédiatement extraits de la foule, alignés devant l'estrade et mis à mort. Les disques des mercenaires leur tranchèrent le cou. Les dalles de pierre blanche se couvrirent de sang.
Au premier rang se tenait Fracist Bogh, un adolescent d'une quinzaine d'années, fils d'une lingère du palais. La vue de dame Armina suppliciée, avilie, montrée comme une bête de cirque, l'embrasa d'une rage folle. Il eut envie lui aussi de clamer son indignation, de retourner la violence meurtrière qui bouillonnait dans ses entrailles contre ces étrangers aux masques blancs, mais un brutal coup de coude d'un vieux serviteur placé derrière lui l'en dissuada. Fracist avait toujours voué à la mère de List, son compagnon de jeux de l'enfance, un amour proche de l'adoration.
Un picotement froid descendit de sa nuque jusqu'en bas de sa colonne vertébrale. Il se retourna : un étrange personnage était immobile sur un balcon surplombant la cour. Fracist n'eut pas besoin de distinguer ses yeux, dissimulés par un ample capuchon noir, pour se rendre compte qu'il était observé, fouillé même. Il sut que cette silhouette n'avait pas besoin d'yeux pour voir car ce qu'elle explorait, c'était l'intérieur, l'esprit, le sanctuaire de silence. Elle profanait son âme. Alors une peur atroce l'envahit et il pleura.
Un kreuzien vêtu de pourpre et de violet apparut sur le balcon opposé, situé juste au-dessus de la cage. Il se lança dans un discours véhément dont Fracist Bogh ne saisit pas un mot. L'épouvante l'empêchait d'entendre.
CHAPITRE VII
LES FRANÇAOS DE LA CAMORRE
Les raskattas bannis sur la planète Point-Rouge, dont l'affluence massive entraîna la création des quartiers interdits, s'organisèrent en bandes pour se défendre contre les Prouges autochtones de Matana, la cité aux cent dix-sept portes monumentales.
Les chefs de ces bandes furent appelés françaos, du nom de Françao Spilaggi, premier des raskattas à avoir organisé la résistance contre les Prouges.
Après des siècles de luttes intestines et meurtrières, les françaos firent la paix et décidèrent de répartir leurs activités de façon rationnelle. Ils créèrent alors la Camorre[1]
La Camorre des françaos devint donc un véritable gouvernement clandestin, établissant sa propre loi, sa propre justice et possédant ses propres mœurs. La charge honorifique de françao s'obtenait soit par succession nominative directe, soit par une bataille entre les prétendants nommée « guerre de succession ». La Camorre fit de Point-Rouge la plaque tournante de tous les trafics : esclaves, organes, poudre-à-joie, armes, déremats clandestins, tripots, prostitution...
Sif Kérouiq, originaire de Selp Dik, fut l'un des plus célèbres françaos de la Camorre. La légende dit de lui qu'il ne dormait jamais, tant était grande sa méfiance. La légende veut également que son successeur, Bilo Métarelly, mourut en aidant Sri Lumpa (« seigneur Lézard » en langue sadumba) à tirer Naïa Phykit des griffes des marchands d'esclaves.
L'hégémonie des françaos cessa en même temps que la Confédération de Naflin. Renforcée par les Scaythes de la sainte Inquisition et les assassins de Pritiv, l'Eglise du Kreuz réussit à les capturer l'un après l'autre et à les brûler sur les croix-de-feu.
« L'histoire du grand Ang' empire »,
Encyclopédie unimentale